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Colombie, 15 juin 2018

On débarque à Cartagena sur Meletemée, le voilier d’Hermann et Sandrine, un couple franco-autrichien qui nous a accueilli chaleureusement sur leur bateau pour rejoindre ensemble la Colombie depuis le Panama en passant par l’inoubliable archipel des San Blas. Après trois jours de navigation et une deuxième nuit mouvementée pour cause de mauvais temps, terre en vue ! Et bien que cette vision grise de la marina entourée de buildings et de cargos en chantier n'est pas vraiment à la hauteur de ce qu'on avait pu s'imaginer, on est heureux et excités d'être enfin arrivés en Amérique du Sud ! Mais pas vraiment le temps de s'extasier, car alors que personne ne répond à nos nombreux appels radios, on finit par atteindre les pontons de la marina sans savoir vers où nous diriger, n’ayant aucun ponton d’accueil en vue. On décide alors de se mettre sur une des rares places à quai vides. Très vite, deux employés de la marina viennent à nous pour nous informer que c’est une place privée et qu’il faut partir. Hermann leur demande s’il ne serait pas possible de rester sur cette place, au moins le temps de se déclarer au port et à l’immigration avant que le bureau ne ferme. Ils acceptent et j’accompagne alors Hermann pour l’aider avec l’espagnol mais surtout à cause de sa surdité qui a empiré à cause de l’otite chronique qui l’accompagne depuis des mois et qui s’est aggravée ces derniers jours. On rencontre au café une agente de l’immigration qui nous apprend qu’il faut payer 150 USD pour être autorisé à rester cinq jours dans le port avec le voilier. Il n’y a en effet pas de place à quai disponible pour l’instant mais selon le bureau de la marina, une place se libérera éventuellement demain et il faudra voir avec un dénommé « Kiko », qu'on trouvera facilement dans la marina selon eux. Avant toute chose, nous devons aussi effectuer un appel radio pour nous déclarer au « Contrôle du trafic » et leur demander un numéro, car c’est en effet ce numéro qui nous permettra ensuite de peut-être obtenir une place… L'esprit quelque peu embrouillé, il faudra pourtant se contenter de ces informations floues car le bureau ferme rapidement. Ajoutons à toute cette procédure compliquée, la fatigue de ces trois derniers jours de navigation et la pression maintenant plus pressante des employés sur le ponton qui nous rappellent qu’il faut maintenant libérer la place privée. Coincé entre deux énormes yatchs, c’est non sans difficulté qu’on parvient à sortir de là Meletemée. On se met alors en quête d’un endroit où jeter l’ancre parmi les autres voiliers. Après un essai infructueux, car l’ancre n’a pas croché, Hermann décide finalement de s’amarrer à un mouring (bouée) libre. On pense enfin être installé lorsqu’un immense catamaran débarque avec trois hommes à bord qui nous apprennent que c’est malheureusement leur place. Ils ont l’air un peu bourrés mais pas méchants et face à nos airs désemparés, le jeune capitaine propose généreusement qu’on reste en s’accrochant au grand catamaran. Sachant que l’ancre ne tient pas sur ce fond, notre capitaine accepte la proposition. Nos "hôtes" nous invitent alors à bord pour visiter le monstre, un verre de rhum coca à la main. Le capitaine Mike est un jeune entrepreneur Suédois et les deux autres, un ami Suédois et Miguel un Italien qui travaille pour lui comme « homme à tout faire ». Mike vient de lancer ce buissness de charters de luxe qui consiste à emmener des fortunés faire la fête au large de Carthagène. "La consommation de cocaïne et la présence de prostituées sont la norme lors de ces sorties", affirme en souriant le jeune capitaine. Le bateau est immense avec ses quatre cabines « lit-double, salle de bain » et son spacieux "bar-salon-terrasse" qui est même équipé d’un désalinisateur d’eau ! Autant dire qu'il n’a rien à voir avec les treize mètres et demi de Meletemée qui du coup pourrait presque passer pour l'annexe ! C’est une autre facette du monde et de la voile, bien différente de celle qu'on connait et dans laquelle on se sent franchement pas très à l’aise…

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Le lendemain, on tentera d’entrer sur une place à quai libre mais sans succès. En effet, bien que les employés de la marina nous aient pourtant demander les mesures du bateau et affirmer qu'il y avait assez de fond et bah… Il n’y avait finalement pas assez de fond et on frôle la catastrophe en embourbant le moteur. Grâce à son expérience et son habilité, Hermann parvient tout de même à sortir de la place pour retourner s’accrocher au catamaran où ils resteront jusqu’à leur départ pour Santa Marta. On obtient par contre facilement nos tampons d’entrée en Colombie avec un visa gratuit de trois mois. On débarque alors avec la petite annexe gonflable toutes nos affaires ainsi que les vélos en faisant des allers retour à la rame. On prévoit de revoir Hermann et Sandrine au restaurant de la marina dans trois jours pour partager un dernier repas ensemble et se dire aurevoir.

 

Si on quitte nos amis un peu précipitamment, c’est en partie parce qu’on a la chance de pouvoir loger dans l’appartement d’un parent de ma famille dont l’épouse est Colombienne. Ce petit studio annexé à la maison familiale se trouve dans un quartier populaire de la ville. Malgré l’ambiance détendue et bon enfant qui règne dans le quartier, toutes les maisons ont des grilles et des portails bien cadenassés. On doit nous-mêmes ouvrir et fermer à chaque fois qu’on sort, les cadenas de deux portails de la maison en plus de la porte du studio. La belle-sœur de mon oncle qui nous accueille, nous dit que le quartier est tranquille mais qu’il vaut mieux se méfier des voleurs. Mais pour nous, cet appartement c’est avant tout la joie de retrouver le confort d’une maison et l’intimité d’un « chez-soi ». Après un an et neuf mois sur les routes et les flots, c’est l’occasion de faire une pause dans cette vie de nomades. On ressent le besoin de reposer le corps et l'esprit, de se laisser le temps de jeter un regard en arrière pour mieux assimiler et digérer toutes les aventures vécues jusqu’ici, ce qui n'est pas toujours évident lorsqu'on bouge constamment. C’est aussi bien sûr l’occasion de prendre du bon temps, de sortir et de faire des rencontres dans cette ville charismatique et très vivante. Mon cousin Rémi qui voyage alors sac à dos en Colombie depuis quatre mois nous rejoint. Pendant deux semaines on profitera ensemble de la vie festive de la ville avec ses places tous les soirs animées par des performances d’artistes de rue. Notre arrivée en Colombie est marquée aussi par le début de la Coupe du monde de football. Le foot étant une véritable religion ici, à chaque match de l’équipe nationale les bars sont pleins à craquer et l’ambiance est électrique. Les Colombiens vivent chaque instant du match très intensément. A la moindre action de jeu, ils crient, jurent, applaudissent, insultent ou sautent de joie. Et dès que l’équipe du pays marque un but, c’est juste la folie. Tout le monde saute en l’air, s’asperge de bières, s’embrasse, se serre dans les bras et hurle sa joie. Autant dire qu’au milieu de tant d’euphorie, qu’importe que ce soit notre pays qui joue ou pas, seule l’allégresse partagée du moment compte.

 

Plus tristement, à Carthagène on découvre aussi le sort des Vénézuéliens forcés à l’exil principalement pour cause de pénurie alimentaire dans leur pays et de problèmes politiques. Un soir, alors qu’on boit un verre sur notre place préférée, on rencontre trois jeunes réfugiés : deux jeunes hommes dont un est en chaise roulante et une jeune femme enceinte de cinq mois environ. Ils se sont rencontrés en venant ici en Colombie et ont décidé de rester ensemble et de s’entraider. Ils nous confient qu’ils dorment souvent dans la rue pour économiser des nuits d’hôtel et pouvoir alors envoyer de l’argent à leurs proches rester au pays. Malgré leur situation très précaire et difficile, ils gardent le sourire et parlent avec humour et autodérision de leur situation ce que je trouve touchant et inspirant à la fois. On les recroisera à plusieurs reprises en ville, souvent en train de vendre des boissons fraîches, une glacière en silex sous le bras. On apprend qu’ils sont des milliers à passer la frontière chaque jour tant la situation au Venezuela est catastrophique. Ces tristes nouvelles nous brisent le cœur. Il y a trois ans, nous avions passé trois semaines au Venezuela et la situation économique du pays était alors au début de son déclin. Maintenant, le bolivar ne vaut plus rien du tout et toute l'économie du pays est bloquée. Le prix des rares aliments s'envolent et devient inaccessible pour la grande majorité de la population. Le peuple vénézuélien a faim… A Cuba, nous avions découvert la dure réalité de la politique totalitaire castriste, puis au Nicaragua nous avions assister de loin aux premières manifestations contre le dirigent "socialiste" Ortega et la répression violente de son armée, ce qui avait causé plusieurs dizaines de morts. Cette fois-ci avec le cas du Venezuela, on assiste à un exode massif de la population vers les pays voisins pour trouver de la nourriture et du travail. Ces événements me convainquent définitivement que le socialisme tout comme le capitalisme sont des systèmes qui ne fonctionnent pas. Il me parait de plus en plus clair que c'est maintenant aux individus de prendre leur vie en main en vue d'améliorer leur situation. C'est à nous citoyens, d'agir chacun à notre échelle et d'essayer comme on peut d'incarner nous-même le changement qu'on veut voir. "Le changement viendra d'en bas !".

 

Nous resterons finalement un mois à Carthagène au lieu des deux semaines prévues. En effet, après avoir appris avec surprise que j'étais enceinte, une fausse couche incomplète et l'opération qui a suivi m'ont forcés au repos pendant deux semaines. On décide alors de revoir notre itinéraire et après ce repos forcé, on prendra un bus de nuit pour Bucaramanga. C'est une ville qui se trouve au début de la cordillère orientale et qui marque donc nos premiers coups de pédales dans les Andes.

 

Dès notre sortie de Bucaramanga, on se lance à vélo dans une remise en jambes plutôt intense. La route monte assez vite, il fait chaud et il y a beaucoup de circulation.  Mais on assiste surtout, cette fois-ci en direct, au triste exode des Vénézuéliens. Ils sont des dizaines, hommes, femmes et même enfants à marcher en colonne le long de la route, trainant leur valise ou leur baluchon. On les dépasse un peu choqués, sans savoir vraiment quoi dire, quoi faire. Puis en haut d'une raide montée, on s'arrête à la hauteur d'un groupe de jeunes assis au bord de la route qui se reposent et essayent de faire du stop. Ils nous apprennent qu'ils sont partis de chez eux avec l'espoir de trouver du travail en Equateur. Ils savent qu'avec le nombre croissant de réfugiés en Colombie, ils auront plus de chance de travailler là-bas. Après encouragements, poignées de mains et sourires, on poursuit notre route par une belle descente de dix kilomètres jusqu'au canyon de Chicamocha. On sait grâce à Overlander que si on affronte les treize kilomètres de montée qui sont alors devant nous, un spot de rêve pour camper avec vue sur le canyon nous attend en haut. On s'élance donc malgré la fatigue mais assez rapidement, je vois mon pneu avant crever… Puis on réalise qu'on a plus d'eau, les gourdes sont vides. On tente alors de stopper un des nombreux camions qui passent sans trop y croire vu le nombre de vénézuéliens qui font aussi du stop et qu'on voit installés sur les toits ou à l'arrière des camions. Pourtant assez vite, un camion vide s'arrête et le jeune conducteur colombien accepte de nous déposer en haut. Après s'être présentés, il nous avoue qu'il croyait qu'on était aussi des vénézuéliens en exil et est plutôt amusé d'apprendre que non, que nous on fait ça par choix, pour voyager. Cette situation parfois drôle, parfois presque gênante se répétera beaucoup par la suite de notre voyage… C'est enfin face à un beau coucher de soleil sur le canyon que s'achève cette première journée de vélo en Colombie.

 

Ça nous prendra une bonne semaine de vélo pour rejoindre La Magdalena depuis Bucaramanga en passant par les villes de San Gill et de Tunja, dans les départements de Santander et de Boyaca. Cette route, après celle du Guatemala, est physiquement une des plus difficile qu'on ait emprunté jusqu'ici. C'est un enchainement de montées-descentes incessant. Mais à la différence du Guatemala, ici le climat n'est pas tropical et bien que le soleil tape, on ne souffre pas de la chaleur comme en Amérique centrale. La route est en bon état et les paysages montagneux qui nous entourent sont magnifiques. Les gens nous encouragent beaucoup ce qui bien sûr nous réjouit et nous aide à continuer. Le cyclisme est très populaire en Colombie et particulièrement dans cette région du pays grâce entre autres aux exploits du cycliste Nairo Quintana, natif de Boyaca. Le Tour de France se déroule d'ailleurs au même moment et les images du héros national participant à la course sont toujours au rendez-vous sur les écrans des restaurants où on s'arrête manger les midis des almuerzos délicieux. En une semaine, on fera au moins chaque jour une rencontre avec un cycliste ou des personnes qui aiment ce sport, ce qui était bien plus rare en Amérique centrale. Un soir, après être sortis de San Gil et avoir dépassés la petite ville de Sorroco, on s'arrête près d'une petite école primaire pour installer le campement. Une famille vit dans l'école et alors qu'on s'approche pour leur demander de l'eau, les deux enfants Diego, 11 ans et sa sœur Valéria, 8 ans viennent nous rencontrer, timides mais très curieux. Diego est passionné de cyclisme. Il affirme qu'il s'entraine beaucoup pour participer aux compétitions locales et espère devenir un jour aussi fort que Nairo. Avec des sourires gênés, ils nous confient aussi que c'est la première fois de leur vie qu'ils parlent à des étrangers et aussi la première fois qu'ils voient une tente en vrai ! Ils sont adorables. Le lendemain, entre deux montées, on croise deux cyclo-voyageurs qui avancent en sens inverse. Ils sont Colombiens de Bogota, partis d'Equateur à vélo pour rejoindre la côte Caraïbe vers Santa Marta. Ils confirment que la route qui nous attend sera difficile mais belle, una chimba hermano ! Puis le jour suivant, entre Santa Ana et Barbosa, une camionnette s'arrête à notre hauteur pour nous parler. C'est un Allemand qui vit en Colombie depuis longtemps et qui se flatte d'avoir déjà fait deux fois le tour du pays à vélo. Un brin prétentieux, il nous affirme que selon lui ça ira, que la route jusqu'à Tunja "n'est pas si dure" (ça sera en fait la montée la plus longue qu'on fera depuis Bucaramanga…). Ironiquement, sa vieille camionnette ne démarrant plus, c'est nous qui l'aidons à la redémarrer en la poussant dans la descente… Enfin une dizaine de kilomètres plus loin, c'est cette fois un père et sa fille de huit ans qui passent par là en voiture et qui vont s'arrêter au bord de la route pour nous féliciter et même prendre un selfie avec nous. Par admiration mais surtout par pure gentillesse, ils finissent par carrément nous inviter à boire un refresco avec eux à l'entrée du village ! Et c'est sans compter tous ceux qui nous encouragent depuis leurs voitures avec des signes, des sourires et des coups de klaxons. Tant mieux, c'est bon pour le moral et ça nous aide à continuer, kilomètres après kilomètres.

 

Une fois dans le Boyaca, le décor change un peu. Les champs remplacent les parois rocheuses, le paysage devient de plus en plus agricole. Depuis Monqueria, nous gravirons deux grosses montées dans la même journée, elles-mêmes séparées par un petit canyon bordé d'une belle cascade suivi d'une plaine en faux-plat (grrr…) avant d'atteindre le village d'Arcabuco. En fin d'après-midi, arrivés au bout de la deuxième montée, on atteint un plateau à 2950 mètres, notre nouveau record d'altitude à vélo ! Sous un ciel bleu, un fort vent froid souffle sur les champs et alors que je balaye du regard le plateau parsemé de nombreux troupeaux de vaches noires et blanches, une sensation de déjà-vu me vient : on dirait chez nous, la Suisse ! Comme à fois chaque que je pense à chez moi, mon coeur se serre et une émotion nostalgique me prend à la gorge... Je respire un bon coup et m'élance pour rejoindre Denis. On repère un peu plus loin une grange abandonnée qui serait idéale pour installer le campement. On demande alors à une paysanne en train de traire ses vaches dans le champ d'à côté si elle connait le propriétaire.        " Nadie vive aca, pueden ir." ( Personne ne vit là, vous pouvez y aller.) On y trouve un jeune taureau accroché à un poteau et un chat qui nous tiendront compagnie cette nuit-là.

 

Le jour suivant, le ciel est gris et le vent est tombé. En chemin pour Tunja, qu'on prévoit d'atteindre le jour même, on croise un Vénézuélien qui marche dans l'autre sens. On s'arrête lui parler et il nous confie qu'il a décidé de faire demi-tour, de rentrer chez lui. Il explique qu'il ne trouve pas de travail ici alors il rentre, ne voyant pas d'autres alternatives. Il a l'air déprimé et mal en point. Avec un sentiment d'impuissance et de compassion, on lui donne un peu de sous, de quoi manger un ou deux repas sur la route. Il les accepte, baisse les yeux en nous remerciant et poursuit sa route. A nouveau, cinq cent mètres plus loin, deux jeunes vénézuéliens assis au bord de la route nous disent rentrer aussi chez eux ne trouvant pas de travail. C'est fou cette situation ! Tout ça parce que quelques hommes ont décidé qu'ils étaient les rois du monde… Ca m'attriste et me révolte à la fois.

 

Quelques kilomètres plus loin se trouve la maison du héros national Nairo Quintana où ses parents vivent encore aujourd'hui. La façade de la maison est recouverte d'une imposante peinture du fils prodigue et une grande statue caricaturale du cycliste sur son vélo se dresse devant le modeste foyer familiale. D'autres cyclistes amateurs du coin sont aussi là pour prendre des photos de ce "lieu de culte". Plus tard, c'est sous la pluie et dans le froid qu'on descendra les quinze derniers kilomètres jusqu'à Tunja, ville où on s'était déjà rendu lors de notre premier voyage en Colombie trois ans plus tôt. Pas plus jolie que dans nos souvenirs, on ne s'y attarde pas. Après une nuit froide comme on en avait plus l'habitude dans le parc de Puente Boyaca, on part se réchauffer dans un café au bord de la route. On y assiste en direct à la victoire de Nairo Quintana d'une des étapes du Tour de France. Et dire qu'on saluait sa famille la veille ! Puis on roule encore une vingtaine de kilomètres jusqu'au village de Ventaquemada qui marque le début de la piste qui nous mènera douze kilomètres plus loin à la Magdalena, la ferme où on avait passé deux mois comme volontaires sur un chantier de bioconstruction, il y a trois ans. C'est alors non sans émotions qu'on s'avance dans la propriété pour retrouver nos amis Camila et Bruno avec leur fille de deux ans Eli, qu'on rencontre pour la première fois. On revoit aussi bien sûr Maria Elisa, doyenne des lieux ainsi que Gloria et Nacho qui travaillent pour la famille et vivent sur le terrain depuis toujours. C'est avec joie qu'on découvre "El Establo" la maison dans laquelle se sont installés nos amis et qui est celle qu'on avait aidé à construire. Partis avant la fin du chantier, c'est la première fois qu'on a le résultat final sous les yeux et faut dire que ça en jette !

 

Les jours défilent à la Magadelena. On s'occupe du potager, donne un coup de main sur le chantier de la nouvelle maison de Maria Elisa, discute avec Camila et Bruno du meilleur moyen de s'y prendre pour monter un projet de maraichage bio sur un terrain, comment réussir à vivre en communauté, les erreurs à éviter… etc. Ca nous fait du bien de discuter de tout ça, car il est vrai que le voyage à vélo a pris plus de place que ce qu'on aurait pu imaginer avant de partir et que du coup, tout l'aspect "visite de projets de permaculture" ou autres a un peu été mis de côté. En accord avec nos amis, on décide de rester là le temps qu'il nous faut, ce qu'on a besoin. Eux aussi sont heureux qu'on soit là pour pouvoir partager et se motiver mutuellement dans nos projets futurs. J'aime aussi passer du temps avec la petite Eli qui est vraiment adorable, calme, sage et drôle. Après deux semaines, Camila et Eli partent en vacances sur la côte tandis qu'on reste à la Magdalena avec Bruno. On se rendra aussi deux fois à Bogota pour le festival de musique "Rock al Parque", se défouler dans des pogos de folie.

 

Puis après un mois à la Magdalena, on remonte sur nos vélos pour se rendre cette fois à Somondocco dans le projet de permaculture de Leo et Aleja. On avait rencontrer Leo à Las Palmas aux îles Canaries alors qu'il cherchait lui aussi un voilier pour traverser l'Atlantique et rentrer chez lui à la voile. Il nous avait dit alors qu'après un an à visiter différents projets de permaculture en Europe, il avait lui-même envie de lancer son propre projet avec sa copine sur un terrain familiale en Colombie. Somondocco est à deux jours de vélo. Au début, la route est défoncée, les grosses pluies des derniers jours l'ont recouverte de grosses flaques d'eau et de boue. On avance pas très vite mais les paysages sont superbes et il n'y a quasi pas de voitures. Longeant une rivière presque tout du long, la végétation nous offre pleins de beaux dégradés de verts entrecoupés de cascades. Après une nuit sous tente dans une maison en construction, on poursuit notre route jusqu'à Garagoa puis on enchaine sur dix kilomètres de descente jusqu'à un pont qui permet de traverser un fleuve recouvert de fleurs violettes, entouré de montagnes vertes. C'est beau. Finalement, on arrivera non sans difficultés à la finca Nina Estrella, car la route est en travaux et monte raide, en plein soleil. On fera quelques allers-retours sur la route en chantier entre les camions et les pelleteuses avant de tomber sur Jo, un volontaire suisse qui se rend au village acheter des glaces et nous indique le chemin. A la ferme, Leo et Aleja sont là pour nous accueillir et on rencontre aussi les volontaires : Sonia et Farina, deux Allemandes, Cora, Américaine et la surprise :  Jo et Sati, un couple de Genevois ! Ils sont tous super sympas et le feeling passe tout de suite. On apprend qu'on se trouve en fait sur la propriété du père d'Aleja, ancienne figure politique importante du pays. Il y a une écurie avec trois chevaux et un grand manège pour les entrainer. La maison principale est énorme mais un peu abandonnée car la famille s'y rend seulement de temps à autres. Leo et Aleja ont décidé de s'y installer et de reprendre les choses en mains pour créer un lieu de permaculture tout en prenant soin des chevaux. Etant des artistes avant tout, ils s'auto-financent en faisant des tatouages aux volontaires ou sur Bogota. Tous les matins, on aide à mettre en place de nouvelles buttes et à agrandir le potager en permaculture. Les après-midis sont eux consacrés aux chevaux qu'ils faut quotidiennement sortir et entrainer dans le manège. La semaine passe vite et le week-end avant qu'on parte, des amis de Bogota d'Aleja nous rejoignent pour monter tous ensemble à pied et avec deux chevaux chargés de nos affaires de camping, tout en haut de la "montagne sacrée", où vivent les autres chevaux de l'écurie paternel. Après des heures de marches pendant lesquelles il nous faut s'arrêter à plusieurs reprises pour remettre comme on peut les affaires qui sont tombées des chevaux, nous voilà sur le terrain pour camper. Bien que le terrain soit en grosse partie inondé, ça valait la peine de monter car la vue est splendide sur les montagnes de Boyaca. On y passera une belle soirée autour d'un feu de camp. Le lendemain, alors que tout le monde reste pour une nuit de plus, on redescend avec Denis à la finca. Il faut en effet qu'on se remette en route, car le temps file et il ne nous reste déjà plus que deux semaines de visa… Cette semaine nous a fait du bien. Etre en groupe avec des inconnus nous a forcé à socialiser et permis de se retrouver confronté aux autres en tant que "moi" et pas forcément toujours en tant que "nous", comme c'est le cas la plupart du temps quand nous avançons à vélo. On réalise l'importance d'évoluer de temps en temps en groupe pour notre bien-être personnel et on prévoit alors de se rendre un mois et demi plus tard dans une ferme de biodynamie, au sud de l'Equateur.

 

Mais pour l'instant, il nous reste encore un très long chemin pour rejoindre la frontière. Etant difficile de parcourir toute cette distance à vélo dans les temps, on décide d'enchainer des bouts en stop et en vélo. En partant de la finca, bien que ce ne soit pas le chemin le plus direct, on s'élance à vélo sur la route qui mène à la région de Los Llanos. Ce sont d'immenses plaines qui s'étendent de la sortie de la cordillère orientale jusqu'au début de l'Amazonie colombienne. A deux reprises, on nous avait conseillé cette route spectaculaire aux quinze tunnels et entrecoupée d'autant de cascades. Après un début difficile sur une route en mauvais état, sous la pluie et en montée, on atteint le premier tunnel. C'est alors parti pour une longue descente impressionnante. Dans certains tunnels, il fait nuit noire et c'est seulement grâce à la lumière de nos frontales qu'on peut avancer. De l'eau coule de partout, jaillit de la roche qui nous entoure alors qu'une cascade nous surprend entre chaque tunnel, éclaboussant la végétation environnante qui ressemble de plus en plus à une jungle. On évolue sur une quinzaine de kilomètres dans ce décor particulier, bouches bée et yeux ronds, admiratifs. A la sortie du dernier tunnel, on se dit que c'est de loin un des plus beaux tronçons de route de tout le voyage !

 

Trempés de la tête aux pieds, affamés mais contents, on atteint le village de Santa Maria, enclavé dans une vallée. On s'y arrête pour manger. Le même soir, on campera quelques kilomètres plus loin sur la terrasse d'une maisonnette abandonnée avec une vue imprenable sur la vallée. Le jour suivant, on continue de descendre et bien que la route soit défoncée et en travaux, les paysages sont toujours spectaculaires. Nous sommes maintenant entourés par une jungle dense parsemée de brume d'où jaillissent de temps à autres une cascade assourdissante, des oiseaux colorés et des falaises abruptes. A mesure qu'on sort des Andes, la vue se dégage, le torrent de la rivière se calme pour se transformer en un fleuve tranquille et des champs remplis de bétail apparaissent le long des routes. Suite à une grosse averse et une ultime montée, on atteint alors le village de Agua Clara qui marque notre entrée dans Los Llanos. Tout est soudainement plat autour de nous et l'horizon s'étend maintenant à perte de vue. L'ambiance des petites villes qu'on traverse est différente que dans les montagnes. C'est plus bondé, plus bruyant, plus agité. On avait prévu de traverser cette région principalement en stop pour rejoindre la ville de Villavicienco, étant venu jusqu'ici principalement pour " la route des cascades". A la station-service de Villanueva, on se met donc à aborder des pick-up et des camions pour leur demander s'ils peuvent nous embarquer mais sans succès. Ce n'est que quelques kilomètres plus loin à la sortie de la ville et après plus de deux heures d'attente qu'un camion vide finira par s'arrêter. Le conducteur nous dit qu'il doit déposer les deux femmes qui l'accompagnent en chemin mais que lui va jusqu'à Villavicienco ! Victoire ! Honnêtement, on n'y croyait plus. Cinq minutes de plus et on laissait tomber ! Notre chauffeur, un homme sympathique au rire très aigu se rend en ville, y acheter des fruits et des légumes pour sa tienda. En chemin, il nous fait goûter à un plat typique de Los Llanos : la "mamona". C'est une viande de la région servie avec des pommes de terre. Bien que normalement, on évite de manger de la viande, on ne refuse pas ce qui nous est offert si généreusement. En plus, il faut dire que la viande est… succulente. Plus loin, notre chauffeur s'arrête pour nous faire goûter cette fois du fromage appelé le  "7 cuervos", au goût et à la texture qui nous rappelle étrangement la mozzarella. Arrivés à Villavicienco en fin de journée, on décide de prendre une nuit à l'hôtel. On y restera finalement deux nuits, car je me réveille le lendemain avec de gros maux de ventre et une migraine qui me cloue au lit.

 

Le surlendemain, je vais mieux et on peut se remettre en route. On sort de Villavicienco à vélo jusqu'à l'entrée d'un tunnel qui marque le début de la route pour Bogota. De là, on se met à faire du stop, ciblant toujours uniquement les pick-ups et les camions pour qu'ils puissent nous embarquer avec les vélos. C'est la deuxième fois qu'on tente le stop depuis qu'on s'est donné le pari de rejoindre la frontière dans les temps et sans prendre de bus. On doute, car il y a deux jours on a attendu près de deux heures avant que quelqu'un ne s'arrête et on se demande à quel point c'était une chance qui ne se répétera pas. Pourtant, assez vite un pick-up s'arrête pour nous prendre. C'est un père de famille, la cinquantaine, trapu et énergique qui peut nous emmener jusqu'à Bogota. Il parle très vite et a l'accent de la région auquel on n'est pas du tout habitué. On comprend tout de même qu'il aurait passé plus d'un an à travailler en Espagne des années auparavant. Avec l'argent économisé, à son retour au pays il a pu devenir propriétaire d'une ganaderìa, un élevage de chevaux, une des activités principales de Los Llanos. Puis soudain apparaissent sur la route les restes d'énormes derumbes, des éboulements dû à des glissements de terrain. D'immenses morceaux de la montagne se sont détachés et recouvrent la route à environ 90 endroits sur un tronçon de 100 kilomètres ! Des détours provisoires permettent heureusement de les détourner. Impressionnés, on se dit qu'on est contents de ne pas être passés là à vélo au mauvais moment… Arrivés à Bogota, on traverse la ville à vélo sur dix kilomètres pour rejoindre la sortie Est. A une station-service, on demande à un jeune couple en pick-up s'ils peuvent nous avancer un peu. Issus de la classe aisée de Bogotá, ils acceptent bien qu'ils trouvent que ce qu'on fait est dangereux. Très sympas, il sont curieux d'en savoir plus sur notre voyage et répondent volontiers à nos questions sur leur pays et ses régions si différentes les unes des autres. Ils nous laisseront vingt kilomètres plus loin, dans une station-service à la sortie d'une ville portant un nom à la consonance étrangement japonaise, Fuzagazuga. La chaleur nous surprend dès qu'on sort de la voiture climatisée. En vingt kilomètres, principalement de descente, la température a augmenté d'au moins dix degrés ! Alors qu'on profite de remplir nos bouteilles d'eau aux toilettes, un homme qui vend des cafés nous offre un tinto. Puis s'en suit une longue et agréable descente en ligne droite sur une quinzaine de kilomètres. On a ni besoin de pédaler ou de freiner. On se laisse juste glisser dans la douce et magique lumière du soleil couchant, enveloppés par une température parfaite. On finit par atteindre tranquillement le fond de la vallée où on rejoint le cours d'une rivière. Le paysage est brutalement devenu très sec au fond du canyon. D'un coup, il n'y plus d'air et on a chaud. Le changement est radical ! On remarque après une poignée de kilomètres une maison abandonnée dans les bois, pas loin de la route et on décide d'y installer la tente à l'abri de ses murs. On observe assez vite que ceux-ci sont criblés d'impacts de balles. Serait-ce les restes visibles d'un des nombreux conflits armés qui ont déchirés la Colombie pendant près de trente ans de guerre civile ? Ça en a tout l'air… Mais malgré ce décor glauque, on mange et s'endort rapidement, fatigués.

 

Au réveil, il fait chaud. Avec ces températures qui jouent au yo-yo, nos corps n'y comprennent plus rien. Chaud, froid, tiède… Chaud ? Oui, chaud. Allez, hop, en selle, de la route nous attend ! Sur vingt kilomètres, on sort gentiment du canyon jusqu'à passer la ville de Medgar. La route est plate ce qui ne nous était pas arrivé depuis longtemps et malgré la chaleur, on avance bien. Après un almuerzo, disons-le, franchement dégueulasse (et oui ça arrive…), on roule encore dix kilomètres, passant au sud de la ville de Girardot pour rejoindre ensuite l'intersection avec la route qui se rend au désert de Tatacoa, notre potentiel objectif du jour. On tente à nouveau le stop et rapidement un jeune couple en 4x4 s'arrête. Il n'y a pas de place pour nos vélos dans le coffre mais sans hésiter notre chauffeur propose de les mettre sur le toit, même s'il peut nous déposer qu'une vingtaine de kilomètres plus loin. Leur générosité et leur confiance nous étonnent d'autant plus qu'ils n'ont pas du tout un profil "d'aventuriers". Ils sont très propres sur eux, soignés et coquets. Elle, a tout du style de la bimbo colombienne dont l'aspiration personnelle principale semble simplement d'être au top de sa beauté. Elle sourit beaucoup et parle très peu. Lui, nous apprend qu'il est gérant d'un sex shop et se présente du coup comme quelqu'un de progressiste pour un pays comme la Colombie. Quand je l'écoute parler de son business et des produits qu'il vend, je me dis qu'il a pas vraiment l'air d'avoir compris quoi que ce soit au plaisir féminin… Plutôt que progressiste, je choisirais le mot sexiste, bien plus adapté à son discours et à l'image simpliste et réductrice qu'il semble avoir de la femme. Un mot qui pourrait malheureusement définir la mentalité de la plupart des hommes (et de certaines femmes ! …) de ce pays. J'ai appris à mes dépends pendant ce voyage que la parole d'une femme n'est de loin pas pour tous quelque chose à prendre en considération. Certains de nos compères mâles semblent en effet rassurés lorsque nous, "êtres inférieurs", nous nous contentons de fermer notre bouche pour mieux sourire. Plusieurs fois, il est arrivé cette situation étrange où un homme rencontré sur la route nous pose une question sur notre voyage et que ce moi qui réponde. Ma réponse ou le récit que je fais est alors en générale suivi d'un bref silence, puis l'homme reprend la discussion mais cette fois en s'adressant précisément à Denis, ignorant ce que je viens de dire. Je ne vois pas cela comme de la méchanceté, plutôt comme un doux mélange d'ignorance et de bêtise. Depuis le début du voyage, j'ai souvent vécu des scènes similaires, que ce soit à travers des gestes obscènes, des paroles sexistes ou des réactions/remarques machistes. Sur des voiliers comme sur mon vélo, de l'Europe aux Caraïbes ou de l'Amérique centrale à la Colombie, dans chaque pays on m'a fait ressentir à certains moments, de certaines manières, parfois subtiles, parfois grossières que je pouvais déranger en faisant ce que je fais. Apparemment, une femme libre qui aime ouvertement l'aventure et le sport et qui considère que sa voix a autant de valeur que celle d'un homme, bien souvent ça bouscule, ça surprend, ça dérange. Il me semble parfois que l'exploit physique raconté par une femme est tellement inconcevable pour certains qu'ils préfèrent m'ignorer ou pire, me mépriser. Bousculés dans leurs convictions machistes, ils semblent prendre peur et alors, ne sachant pas comment réagir, ils en oublient le respect. J'ai alors réalisé la chance que j'ai eu d'avoir grandi dans un pays où, bien que la société y soit aussi patriarcale, le machisme y est moins fort et moins ancré dans les mentalités. En traversant ces pays, malheureusement la femme forte que j'essaye d'être a fini à la longue, par être blessée et touchée profondément par ces comportements humiliants. Petit à petit, sans vraiment m'en rendre compte tout de suite, je me suis tue. Je n'ai plus trop réagi, de guerre lasse, me laissant peu à peu contaminer par le sexisme ambiant... Et pourtant, si on en revient à notre sympathique conducteur colombien, il est vrai qu'il a tout de même choisi de nous aider quand il pouvait simplement passer son chemin. Je n'oublie pas que le machisme est dissociable de la méchanceté. Un macho n'a pas forcément conscience d'en être un. Comme l'enfant qui apprend à parler, la plupart des hommes ne font malheureusement que reproduire inconsciemment ce que leur inculquent les vieux mœurs et intègrent malgré eux ce message souvent implicite que projette notre société patriarcale : le corps et l'esprit d'une femme est inférieur à celui d'un homme. En effet, malgré les clichés sexistes qui ont l'air d'hanter notre chauffeur, ceux-ci ne l'empêcheront pas de nous offrir une bouteille d'un délicieux jus de mûres fraiches avant de nous souhaiter chaleureusement un buen viaje ! Et oui, on peut être macho et gentil à la fois… Un bel exemple de l'être humain dans toute sa complexité.

 

On embarquera ensuite sur le camion d'Espe, 62 ans, un camionneur qui conduit de Bucaramanga à San Agustin. L'arrière de son camion est vide et on y cale les vélos sans problèmes. On s'installe les trois à l'avant et Espe nous confie alors n'avoir pas dormi depuis près de 24 heures ! On rit un peu nerveusement, d'un coup pas très rassurés. J'imagine qu'il nous a embarqué pour qu'on discute et qu'ainsi, il évite de s'endormir au volant. Répondant à demi-mots à nos tentatives de conversations, il ne s'annonce pourtant pas très bavard. Il a l'air gentil mais a un regard triste. Soudain, sa langue se délie alors qu'on dépasse une piste en terre qui part à droite dans la forêt. Il nous raconte que cette route mène à une maison où aurait vécu l'ancien chef des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie). Il se met alors à parler de l'ancien chef comme certains parlent à Cuba du Che Guevara. On devine qu'il ressent une certaine admiration pour cet homme et ce qu'il a pu faire au sein des FARC. D'autres petites remarques qu'il fera pendant le trajet nous laisseront imaginer qu'il a sûrement mener dans le passé une vie bien différente que celle qui mène aujourd'hui. Ne serait-il pas un ancien

guerriero ? C'est bien possible mais on n'ose pas le lui demander sur le moment. Puis alors qu'on lui pose des questions sur sa famille, il nous apprend soudainement que la femme de sa vie est morte cinq ans plus tôt… A ce moment du voyage, on s'est un peu habitué malgré nous à ce genre de nouvelles brutales mais c'est toujours des instants délicats où il n'y a pas vraiment de réactions appropriées à avoir. Souvent, la personne semble avoir spontanément envie de partager cette information personnelle, comme pour se soulager un peu du poids d'une tristesse qui lui pèse. Cela peut paraitre étrange, car nous somme pour eux des inconnus mais ne serait-ce pas parfois plus simple de se confier à des personnes qu'on sait qu'on ne reverra jamais ? Ces instants d'humanité me touche et me rappelle à chaque fois que malgré nos différences extérieures "visibles", qu'elles soient physiques ou culturelles, se trouvent toujours à l'intérieur de la plupart des personnes qui croisent notre chemin, une envie de partage et de bonté. Arrivant bientôt au point d'entrée du désert de Tatacoa, on décide finalement de ne pas s'y arrêter et de continuer notre route avec Espe. Il nous dépose à Neiva au soleil couchant et nous conseille de sortir de la ville pour trouver un hôtel bon marché. Il y en aurait pas loin de la sortie de la ville selon lui. Evitant toujours de toutes façons de camper dans une ville, on suit son conseil. Mais la nuit tombe d'un coup et on se retrouve à devoir rouler onze kilomètres sur une route pas éclairée avec beaucoup de circulation. C'est dangereux et on est soulagés d'atteindre enfin un hôtel. Celui-ci est malheureusement plein, car aujourd'hui est en fait un jour férié et toutes les chambres sont prises mais la propriétaire nous propose sans hésitation de poser la tente devant leur restaurant et d'utiliser les tables et les chaises ainsi que les toilettes gratuitement.

 

Le lendemain, après avoir rouler cinq kilomètres jusqu’à un péage, une famille en pick-up nous embarque à l'arrière. Dès qu'on démarre, on se croirait dans un rallye ! Le père conduit très vite et à l'arrière en plein vent, la sensation de vitesse est énorme. On s'accroche puis soudain alors qu'on entame une montée, on perd un peu de vitesse et on peut admirer le paysage qui apparait sous nos yeux. Entrant peu à peu dans la cordillère centrale et prenant de la hauteur, le vert de la végétation qui recouvrent les berges du majestueux rio Magdalena se découpent sur la roche qui l'entoure. J'ai l'impression d'avoir un décors digne d'une plaine africaine en face de nous, c'est sublime ! Puis soudain, la voiture s'arrête devant une sorte de ferme-restaurant. Un homme amène alors une chèvre et la trait devant nous. Il remplit un verre de lait et y ajoute du miel. La famille nous offre un verre et c'est surprenamment délicieux ! Puis ils nous déposent quatre-vingt kilomètres plus loin, à Los Giantes. On y enfourche nos vélos sur quelques kilomètres et dépasse un poste de contrôle militaire comme on a eu souvent l'habitude d'en voir en Colombie. Les jeunes soldats nous regardent en levant le pouce dès qu'on s'approche d'eux, comme à chaque fois. Mais cette fois-ci, les voyant faire la même chose à des voitures, on comprend enfin que le pouce levé est juste un signe pour dire qu'on peut poursuivre notre chemin et n'est en fait pas un signe d'encouragements destiné à nous cyclistes en plein effort ! On rigole de cette leçon d'humilité qui nous rappelle une fois de plus que même si ce que nous faisons tous les jours nous paraît souvent extraordinaire de par sa difficulté et son intensité, tous ceux qui nous voient le faire ne s'en rende pas forcement compte et parfois s'en fiche tout simplement. Un cyclo-voyageur ne doit pas s'attendre à une quelconque reconnaissance sur ce qu'il est en train d'effectuer, aussi dur et courageux que ce soit. Un voyage à vélo se réalise avant tout pour soi. C'est un choix, un acte quotidien qui selon moi, découle d'une volonté très personnelle et qui n'est pas toujours facile à faire comprendre à des inconnus. Particulièrement dans ces pays plus pauvres que celui d'où on vient. En effet, pourquoi s'épuiser à se déplacer à vélo quand on a les moyens de s'acheter une moto ou même une voiture ? Répondre à cette question qui nous est souvent posée n'est pas chose simple. Comment donner une réponse courte et simple, dans une langue étrangère, à des inconnus qui, pour beaucoup, n'ont jamais eut l'opportunité de sortir de leur propre pays ? On improvise, en général, suivant les sentiments du moment, et en fonction de la personnalité de l'interlocuteur. Parfois, certains nous surprennent en se montrant tout de suite très ouverts et compréhensifs. Comme cet homme qui nous embarque sur son vieux pick-up déjà ultra chargé sur une vingtaine de kilomètres jusqu'au petit village d'Altamira. C'est un paysan du coin très sympa, de bonne humeur et qui adhère complètement à ce qu'on fait sans chercher non plus à tout comprendre. Il nous parle de sa région qu'il aime, de ses enfants et nous offre des grappes de raisins qui poussent dans les vignes aux alentours en insistant pour qu'on confirme plusieurs fois qu'effectivement, ils sont très bons. ( Oui, la légendaire modestie Colombienne nous accompagnera d'un bout à l'autre du pays ! )

Ce jour-là, on arrivera de nuit à Tirana, encore sur un autre véhicule. Les quinze derniers kilomètres nous prendront plus d'une heure car à peine on embarque à l'arrière d'un pick-up d'une famille qui rentre de son samedi, on se retrouve au bout d'une longue file de voitures. La route est bloquée à cause d'un éboulement. Devant attendre plus d'une demi-heure que la route soit déblayée, on passe le temps en discutant avec la jeune fille de la famille, qui en profite pour nous poser pleins de questions sur l'Europe, rêvant elle aussi de pouvoir s'y rendre un jour et découvrir des horizons différents. Ça me fait plaisir de rencontrer une jeune femme colombienne qui ne soit pas de Bogotá ou issue d'un milieu privilégié et qui ose pourtant exprimer ses aspirations personnelles en ayant confiance en elle et en montrant une volonté d'indépendance. Partout, la jeunesse fait exploser les clichés ancrés dans leur pays. Partout il y a des jeunes qui ne rentrent pas dans le moule, qui refusent de perpétuer des mœurs sociales qui ne leur correspondent pas et qui sont prêts à se battre pour réaliser leurs rêves et faire évoluer la société, malgré tout. Elle sait que ce sera dur pour elle mais elle a de l'espoir. Et c'est déjà beaucoup.

 

Après une nuit chez les pompiers de Tirana, on prend notre petit déjeuner sur la place de l'église. C'est dimanche et l'heure de la sortie de la messe. La place est bondée et comme d'habitude, avec nos vélos, on ne passe pas inaperçu. On nous observe du coin de l'oeil mais personne ne vient nous parler. Puis Denis se rend compte qu'il a oublié son téléphone chez les pompiers et du moment qu'il disparaît, un homme en profite pour m'aborder. Il n'est pas méchant mais un peu lourd. Il me demande si je suis mariée et répondant que non, il à l'air de trouver normal du coup, de proposer de m'héberger chez lui, pour m'aider et affirme même qu'il pourrait me trouver du travail. Il dit tout ça d'un ton bas, du bout des lèvres, comme s'il ne voulait pas qu'on l'entende. Alors que je lui répond que je ne suis vraiment pas intéressée, deux hommes s'approchent pendant que le premier s'en va, et l'un d'eux me tend un billet de 2000 pesos (moins d'un francs). Je le prend bien que je me sente mal à l'aise, ne sachant pas trop quoi faire. Je ne veux pas les vexer en refusant, tout en me disant qu'ils pensent sûrement que je suis Vénézuelienne. Pourtant, alors que Denis revient, ils disparaissent tous... Un simple acte de générosité ou plutôt un moyen d'aborder la jeune gringa seule sur son banc ? Dur à dire et à vrai dire je m'en fous, de la route nous attend.

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On roule alors quinze kilomètres jusqu'à Pitalito où deux cyclistes Colombiens nous abordent en voiture et nous propose de boire un jus d'orange avec eux, ce qu'on accepte avec plaisir. Ils finiront même par nous payer deux repas à l'avance dans le resto d'à côté avant de s'en aller ! On n'est maintenant plus qu'à une vingtaine de kilomètres de San Augustin, petite ville près d'un site archéologique où on a prévu de s'arrêter un jour ou deux. On sait qu'une très raide montée de cinq kilomètres nous attend avant d'atteindre la petite ville. Alors une fois qu'on rejoint la bonne route, on tente le stop. Un vieux camionneur qui se repose au bord de la route nous apprend qu'il y va bientôt mais refuse de nous emmener avec lui, affirmant que " c'est bon, c'est pas loin. Allez-y à vélo, c'est facile !". On se marre. Certains Colombiens sont tellement fiers et grande gueule qu'ils disent vraiment n'importe quoi ! Un pick-up finit par nous embarquer et alors installés à l'arrière, les cheveux au vent, on admire tranquillement les beaux paysages qu'on traverse. A mesure qu'on entre à nouveau dans les montagnes, des plantations de café et de bananes nous entourent. Puis, le chauffeur n'allant malheureusement pas jusqu'à San Agustin, il nous laisse à l'intersection, à cinq kilomètres de la ville en bas de la fameuse montée. Effectivement, c'est plutôt raide. Allez ! Dernière ligne droite, musique sur les oreilles, on se lance. Une montée de plusieurs kilomètres en fin de journée n'est jamais facile. Heureusement, alors qu'on prend de la hauteur, les paysages sont de plus en plus beaux, avec une vue prenante sur un canyon. Après une bonne heure d'efforts, on rejoint enfin la ville. C'est joli et plutôt tranquille. Après un épisode drôle dans un parc où Denis se fait "voler" sa glace par un petit garçon capricieux, on s'installe dans la chambre d'un hôtel. On restera trois jours là-bas. On se repose et se rend aussi sur le site archéologique, admirer ses statues particulières. On fait la rencontre sympa de cyclistes Colombiens en chemin qui espèrent pouvoir se rendre jusqu'à Ushuaia.

 

Il nous reste que deux jours de visa quand on quitte San Agustin et plus de 250 kilomètres à parcourir jusqu'à la frontière. Il nous faut revenir sur nos pas une quinzaine de kilomètres pour ensuite bifurquer sur une piste qui fait office de raccourci sur treize kilomètres avant de rejoindre la route qui va au sud. Après avoir parcouru tout ça à vélo et alors qu'on déguste des empanadas au bord de la route, on remarque trois ados à vélo qui ont l'air d'attendre quelque chose, comme s'ils faisaient du stop. Curieux, on va les rencontrer pour leur demander ce qu'ils font. Ils nous expliquent qu'ils attendent que passe un camion chargé, assez lent pour qu'ils puissent s'y accrocher avec une corde reliée au guidon de leur vélo et ainsi monter les 20 kilomètres "sans efforts", pour pouvoir ensuite faire le chemin inverse en descente. Forcément, on est plutôt intéressés par cette technique et même si elle paraît dangereuse, on décide de tenter le truc avec eux. Après vingt minutes, un camion apparaît. Les ados nous disent que c'est celui-là et alors qu'il ralentit pour passer le dos d'âne, on s'accroche d'une main sur le côté, à ce qu'on peut. On parvient à rester accroché quelques centaines de mètres puis on lâche. La route est trop étroite et pleine de trous. C'est beaucoup trop dangereux de s'accrocher sur le côté. Il faudrait faire comme les ados, qui eux se sont accrochés à l'arrière du camion. On se dit tout de même que c'est une idée à garder en tête et qui pourrait nous être utile par la suite. Pour l'instant, il y a peu de véhicules qui passent et on est obligé de continuer à rouler et à monter. Puis soudain, alors que la nuit commence gentiment à tomber, un camion vide qui nous dépasse s'arrête cent mètres plus loin devant une tienda. Denis qui est devant se précipite vers le conducteur pour lui demander de nous emmener tandis que je m'efforce de les rejoindre le plus vite possible. Jackpot ! Non seulement, il peut nous emmener mais en plus il va jusqu'à Mocoa qui se trouve cent kilomètres plus loin ! Alors qu'on monte les vélos et embarque à l'arrière du camion, la dame de la tienda nous offre un sac de fruits. On verra le soleil se coucher sur la cordillère dans un belle lumière rouge depuis l'arrière du camion. On roule deux heures jusqu'à Mocoa, avec vue sur le ciel étoilé. Arrivés dans la ville, on dort chez les pompiers.

 

Le lendemain, alors qu'il a déjà plu toute la nuit, il continue de tomber des cordes. Ayant dû partir de la caserne à six heures du matin (c'était le deal avec le chef des pompiers), on se réfugie dans une boulangerie pour déjeuner. On ne sait pas quoi faire. On avait prévu de rouler jusqu'à la frontière car la route descend beaucoup sur la centaine de kilomètres qui nous séparent de la frontière mais avec ce qui pleut, on serait trempé jusqu'aux os en cinq minutes. Et la route sera sûrement devenue très boueuse par endroits. Et notre visa est terminé depuis hier en fait après de nouveaux calculs... Voyant que la pluie ne s'arrêtera pas de si tôt, on se dirige alors vers le Terminal pour prendre un bus. On embarque finalement sur une sorte de taxi pick-up qui est d'accord d'installer les vélos sur le toits et de nous emmener jusqu'à la frontière pour 25 000 pesos ( environ 8 chf). On accepte. En chemin, on est les témoins d'une discussion glauque entre deux passagers, une jeune fille de 17 ans et un homme âgé. On ne comprend pas s'ils se connaissent mais la jeune fille explique pourtant à l'homme que c'est très difficile pour elle d'élever seule son fils de trois ans. Elle-même orpheline, le père de l'enfant, âgé de 41 ans l'aurait violée et la justice aurait décidé qu'il devait lui verser 700 000 pesos par mois, ce que l'homme a apparemment cesser de faire et qui la met dans une situation très difficile. Je ne suis pas sûre de bien comprendre ce que j'entends sur le moment, tellement cette histoire est horrible et la discussion, sordide. Puis la jeune fille descend tandis que le vieux reste et celui-ci, voyant qu'on a entendu la conversation, se met à essayer de nous convaincre que les femmes colombienne sont les pires infidèles, qu'elles trompent toutes leurs pauvres maris... Je ne peux m'empêcher de lui répondre qu'il me semble que les hommes colombiens trompent aussi leur femme... non ? Un rire froid sera sa seule réponse... Il me dégoûte et je choisi de me concentrer plutôt sur l'adorable chaton qu'une femme assise à côté de moi transporte dans son sac. Après quelques heures sur des routes parfois défoncées, on arrive enfin à la frontière. Excités d'y être enfin, on se dirige à vélo vers la douane. Equateur, on arrive !

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